
Les regards croisés : Anne Rouzée, architecte associée Ateliers 2/3/4/ et Jeanne Rozé, pôle CYCL’RECYCL’, Ateliers 2/3/4/
Ateliers 2/3/4/, agence française d’architecture, d’architecture d’intérieur, d’urbanisme et de paysage, réunit 13 associés et une centaine de collaborateurs. Les projets de l’agence émergent d'une analyse précise de la façon dont la ville contemporaine évolue et se renouvelle. Taillé sur mesure pour répondre aux questions sociales, urbaines, fonctionnelles et culturelles, chaque projet est l’opportunité d’une recherche qui le rend unique, en matière de développement durable, de paysage, de typologie, d’apport de bien-être aux utilisateurs ou de process de mise en oeuvre.
Ateliers 2/3/4/ croit en la « densité » comme composante majeure de la ville. Son savoir-faire sur la perméabilité des édifices, lui permet, telle une alchimie, de transformer la « densité en intensité ».Comme le souffleur de verre, c’est par l’intérieur que les édifices d’Ateliers 2/3/4/ prennent forme. Leurs enveloppes, comme un vêtement, protègent sans gêner le mouvement, comme un paysage, elles évoluent avec le temps. Les associés apportent leur expertise en tant qu’architectes conseil de l’État ou en tant qu’enseignants ainsi que dans les instances professionnelles (Ordre, etc.). Ils participent régulièrement à des tribunes professionnelles, workshops ou conférences.
Quelle est votre vision de l’économie circulaire ?
Aujourd’hui le monde du bâtiment représente chaque année une production de 46 millions de tonnes de déchets. Selon l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie (Ademe), seuls 45% à 47% de ces déchets sont aujourd’hui valorisés.
On peut donc se demander ce qu’il en est des 70% prévus à l’horizon 2020 par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour une croissance verte.
A partir de ce constat, le réemploi représente un enjeu de taille vers lequel il nous faut tendre. En effet, il permet la réduction des Gaz à Effet de Serre, voire de possibles gains sur le coût du bâtiment.
Il nous semble donc primordial de passer d’une logique de déchet à une logique de ressource et surtout de penser l’architecture sur l’ensemble de son cycle de vie.
C’est dans cette dynamique, que nous avons mis en place le pôle de recherche « CYCL’RECYCL’ » basé sur une réflexion à 2 niveaux :
- Cycle de la Ville
- Cycle des matériaux
A l’échelle de la ville, nous travaillons de la grande échelle du territoire à l’échelle de l’ilot, nous nous interrogeons sur le devenir du bâti existant (les parcelles libres étant très rares) : doit-on conserver le bâtiment existant sur la parcelle et le réhabiliter ou alors doit-on le déconstruire pour en construire un nouveau ?
Cette réflexion nécessite une interaction avec les maîtres d’ouvrage. Malheureusement, souvent le choix est déjà statué lorsque nous sommes consultés. Quand un client ou un promoteur souhaite réhabiliter un bâtiment, nous devons établir une stratégie pour revaloriser le bien immobilier : comment revaloriser le bâtiment, apporter de nouvelles qualités spatiales ?
Il s’agit parfois de déconstruire certains éléments pour apporter de nouvelles qualités, de la lumière naturelle, des espaces généreux, souvent compensés par des apports de surfaces par exemple. C’est donc une question d’équilibre.
Il faut repenser le bâtiment pour l’adapter au nouveau cahier des charges, au programme et permettre une flexibilité et une réversibilité d’usage, de volume pour favoriser un usage pérenne du bâtiment.
Par exemple, pour Kosmo, bâtiment situé à Neuilly, (siège social de Christian Dior Parfums), nous avons réutilisé la structure tout en transformant complètement le bâtiment originel. « Moins = Plus » : moins d’épaisseur pour plus de lumière, moins d’opacité pour plus de transparence, plus de vues, moins de répétitions pour plus de diversité. Nous n’avons pas hésité à supprimer de la surface du bâtiment existant afin de créer une qualité d’usage là où il n’y en avait pas, et à retrouver ailleurs la surface supprimée. De nouveaux espaces sont ainsi crées avec plus de lumière naturelle, des espaces extérieurs sont offerts aux utilisateurs.
A contrario, si la démolition est retenue, la question des déchets se pose. Aujourd’hui s’il y a démolition, tout part à la décharge. Or beaucoup de matériaux pourraient être réutilisés : par exemple les faux plafonds peuvent être réutilisés dans d’autres bâtiments tout comme les faux planchers. La difficulté aujourd’hui est dans la durée du projet :
pour que nous soyons plus efficaces, il faudrait que le diagnostic déchets soit fait bien en amont avant le démarrage de la rénovation, quand les utilisateurs sont encore dans le bâtiment, pour permettre de lister de manière précise les matériaux disponibles au réemploi ou au recyclage.
Pour le cycle des matériaux, nous avons identifié 2 domaines de mise en application immédiate :
- Aménagement extérieur : réutilisation des pavés par exemple ou utilisation du bois des arbres supprimés pour du mobilier.
- Architecture d’intérieur : les matériaux de sol, comme la réutilisation de faux planchers ou la mise en œuvre de sols souples issus de matériaux recyclés et recyclables ; les équipements sanitaires, recyclés par des filières appropriées, ou des matériaux issus des filières de recyclage pour fabriquer du mobilier intégré.

La loi économie circulaire prend en compte le diagnostic déchets, est-ce que selon vous cela va permettre de lever cette problématique (le rendre obligatoire en amont des rénovations) ?
Peut-être effectivement. Néanmoins, comme nous l’avons dit précédemment, le diagnostic, est encore maintenant fait trop tardivement : il faudrait le faire en amont, pour permettre l’intégration des matériaux existants dès l’esquisse du projet. Bien souvent lorsque l’on évoque le souhait de récupérer des matériaux, il est souvent trop tard. Ce n’est pas encore ancré pleinement dans la mentalité des acteurs de la construction.
A ce jour, il est possible de récupérer des matériaux et de les réemployer, mais essentiellement sur des projets au temps court entre la conception et la réalisation.
La règlementation devrait permettre de faire évoluer ce problème. Nous notons également, l’évolution des demandes des maitres d’ouvrage, qui commencent à intégrer la mise en place du réemploi et du recyclage dans leur programme.
Quels sont les défis / freins à lever pour réussir la transition vers l’économie circulaire entre labels et lois sur l’économie circulaire (loi Economie circulaire, label E+C-, RE 2020 etc…) ?
La question des labels et certifications permet de se poser des questions sur la qualité des bâtiments et d’atteindre une performance énergétique très intéressante. Néanmoins les demandes apparaissent encore trop souvent comme une manière de « remplir les cases » et de classer un bâtiment. Avoir un label pour avoir un label et collectionner les certifications ne sont, à notre sens, pas une solution pour tendre vers une architecture durable.
Il nous semble primordial d’intégrer cette démarche et ce raisonnement (architecture durable et responsable) très en amont du projet. L’économie circulaire, la matérialité et la connaissance des ressources à notre disposition (site, « penser local » …) sont autant de sujets qu’il faut intégrer dès le départ.
Il est aussi de notre devoir en tant que Maître d’œuvre de guider et rassurer le client sur la question du réemploi. Les maîtres d’ouvrage évoluent et demandent de plus en plus le label E+C-.
Les labels font bouger les choses et tirent vers le haut la profession pour que l’on mette en œuvre les bonnes pratiques. Il est vrai que les maîtres d’ouvrage ont besoin d’être rassurés par les certifications, tout comme nous avons besoin des labels/certifications sur les produits que nous ne connaissons pas, pour être sûrs de nos choix techniques.
Nous avons mis par exemple en avant dans notre matériauthèque les produits certifiés Cradle to Cradle.
Pour le vinyle non certifié Cradle to Cradle mais conçu selon ses principes (comme tous les produits Tarkett), nous avons mis en place justement des MHS (Material Health Statement) pour apporter plus de transparence (analyse de risque du matériau dans son contexte d’utilisation) et qui donne la qualité sanitaire de nos matériaux. Est-ce que cet outil pourrait-vous intéresser ?
Oui parfaitement c’est intéressant ! Avec ces critères nous pouvons sélectionner des produits « responsables » dans le temps.
Nous sommes confrontés fréquemment à l’évolution des matériaux entre le démarrage des études et la pose des produits. Le délai peut s’écouler sur plusieurs mois, voire plusieurs années, il faut donc être en avance sur la qualité des matériaux, et donc bien évidemment sur leurs qualités environnementales, mais aussi sanitaires et être dans une démarche vertueuse.
Nous avons mis en place un programme de collecte et de recyclage des revêtements de sol (ReStart®), est-ce qu’un tel programme devient un critère de choix pour la sélection des produits ? Est-ce que c’est une demande forte de vos clients ? Ou est-ce une conviction personnelle pour faire bouger les lignes ?
Une mise en œuvre ambitieuse des principes de l'économie circulaire dans les secteurs du bâtiment et de la construction requiert la participation et la collaboration de toutes les parties prenantes, des fabricants de matériaux de construction, aux acheteurs, constructeurs, utilisateurs, gestionnaires de bâtiments, entreprises de recyclage, etc.
Dès lors, les architectes peuvent jouer un rôle clé dans cette chaîne car de nombreuses décisions prises en phase de conception engendrent des conséquences sur les performances environnementales d'un bâtiment, tout au long de son cycle de vie. Ainsi, nous prescrivons les produits dès les études, et ce programme peut bien évidemment être un critère dans notre sélection de produit et dans les prescriptions.
Concevoir et construire des bâtiments de manière circulaire nécessitent de reconnaître qu’un bâtiment est avant tout un support de vie. Au-delà de l'optimisation de l'utilisation des ressources pour elles-mêmes, il est essentiel de chercher à construire de manière à ce qu’un bâtiment puisse être utilisé le plus longtemps possible.
Dernière question d’actualité : en quoi le Covid, selon vous, va-t-il impacter l’économie circulaire dans le bâtiment dans les prochains mois/années ?
Nous aimerions bien que cette crise sanitaire fasse évoluer les usages.
Les gens ont pris conscience de la fragilité de la planète. A notre échelle, nous prenons déjà en compte l’urgence climatique en mettant en œuvre les principes de l’économie circulaire. Demain, il faudra par exemple privilégier les circuits courts dans notre domaine.
Utiliser le bois dans les constructions, c’est très bien mais il faut dépenser de l’énergie pour aller le chercher, donc on perd les avantages d’une structure bois pour l’empreinte carbone du bâtiment. Par exemple le béton bas carbone est tout aussi bien car il peut être recyclé localement et réutilisé sur des chantiers locaux. Il faut réfléchir à tout cela afin de choisir les bons matériaux : ceux qui dépensent le moins de ressources et d’énergie.
Il faut toutefois noter que ces démarches d’économie circulaire induisent généralement un coût supplémentaire pour les travaux, mais permettent, à terme, un gain pour l’économie globale d’une région ou d’un pays.
Il faut tendre à être le plus vertueux possible et toujours essayer de faire évoluer les comportements. Mais cela doit se faire en concertation avec tous les acteurs de l’histoire d’un bâtiment – du client à l’entreprise, et surtout se faire ensemble.
Légende photo : Bâtiment Kosmo-©BATIlife - T.Mouret